25 août 2014. Saint-Dié-des-Vosges, maison Peccatte, salle de bain. Au sol : cuves, acons, petit matériel. Noir. Émilie Salquèbre assise en équilibre sur ses talons. Décharge les plan- lms, réali- mente les châssis. Commence le développement.
Une vision surgit : Sydney Schanberg, le héros de La déchirure1, tirant dans les toilettes une photo d’identité pour improviser un passeport à son ami Dith Pran.
Même labo de fortune, même précarité, même tension du transitoire.
À bien des égards, Émilie Salquèbre incarne l’artiste d’aujourd’hui, en perpétuel mouvement, à la création mobile et protéiforme. Dynamique, réactive. Poursuivant pourtant des projets sur le long terme, plusieurs à la fois, entrecroisés, sans perdre le l. Zébrant de fulgurances expérimentales une série préconçue. Ne se reposant jamais sur l’acquis. Prenant des risques. Se mettant en dan- ger artistique.
La part photographique de son travail concentre tous ces aspects. Elle aborde thème sur thème, traditionnel ou jaillissant du monde actuel. Elle indexe des réalités sociétales sans pathos, sans esprit de reportage non plus, mais dans une nécessité à dire les choses. Avec des images à la fois calmement tendues de cet impératif et alimentées d’un imaginaire longtemps mûri. Un imaginaire qui propulse dans l’onirisme les séries sur la notion identité/altérité. Techniquement elle est tout autant capable d’user d’un parfait métier que de harceler l’image par des rehauts. Pour mieux la désacraliser. Pour mieux la faire sienne.
Lézardant le rythme de son activité, L’image en dialogues offre à Émilie Salquèbre une autre tem- poralité, douce et régulière, l’invite à de profondes retrouvailles avec ses Vosges natales dont elle aime la nature sauvage. Les longues échappées sur le terrain répondent à son besoin d’imprégna- tion, la condition vitale pour laisser éclore une idée. « Une porte s’est ouverte », dit-elle, qui permet d’affermir le travail, notamment dans son rapport à la guration. La résidence, ce sont des journées entièrement dévolues à la photographie qui peu à peu énoncent une véritable philosophie de vie : la prise de vue, prolongée par l’échange permanent avec Claude Philippot, comme modus viven- di. Travailler en binôme impose de clari er son propos, il faut aller « vers l’autre en s’en rendant compréhensible », explique-t-elle, et même dans un duo aussi complice que le leur. Un duo où s’équilibrent exploration et transmission (la chambre de Claude con ée à Émilie matérialise cette passation).
Après des incursions dans diverses thématiques, Émilie Salquèbre se fixe sur Child of Nature. Le propos s’appuie sur un vieux rêve que la résidence force à concrétiser : ériger une cabane dans la forêt de son enfance (chaque étape de construction est occasion de prise de vue).
L’abbé Laugier, suivant Vitruve, dé nit la hutte primordiale comme mère de toute architecture2.
Notons que par elle, l’homme quittant l’abri naturel entre dans le culturel. Or c’est bien un rap- port Nature/Culture qui est ici activé. La cabane est envisagée comme logis d’un petit peuple d’enfants, dont Émilie Salquèbre dresse les portraits au fond des bois, images intrigantes qui rappellent les missions ethnographiques d’antan sans toutefois nous renseigner sur cette culture. Images substantielles où perce le ludique, habitées de tout le sérieux dont les enfants investissent leurs jeux.
Elles sont les pièces d’un puzzle narratif qu’il nous faut assembler pour faire surgir une ction qui soit nôtre, où se mêlent nos souvenirs d’enfance à coup sûr, une quête obscure de l’éden perdu, et toujours, pour laver en n notre perpétuel échec, ce même espoir dans la jeunesse à la voir bâtir un autre monde.
1. Film de Roland Joffé (1984) avec Sam Waterston et Haing S. Ngor. 2. Marc Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, 1753.